Call for papers no 2 / 2025

2025-03-25

Sept ans après la publication de l’Imaginaire des Balkans, dans le contexte de la première réunification de l’Europe, quand la Slovénie, les États baltes et le « Groupe Visegrád » (à ce moment-là) venaient d’intégrer l’Union Européenne, Maria Todorova reprenait – dans l’introduction du volume Balkan Identities. Nation and Memory – le thème de la diversité culturelle des Balkans, dont la complexité dérivée des deux héritages historiques majeurs, celui byzantin et celui ottoman, est accrue par l’incorporation des mémoires collectives de la tragédie yougoslave. En intégrant également, cette fois-ci, les perspectives des études sur la mémoire, l’historienne rappelait que les guerres des années 90 avaient donné lieu à une nouvelle « ghéttoïsation diachronique et spatiale » de la région (2004 : 16), plus précisément par la mise à jour de la carte la plus résiliente des Balkans, connectés « inextricablement, du point de vue géographique, à l’Europe, mais construits, quand même, comme ‘l’autre’ intérieur » (Idem, 2009 : 188). Renvoyant au vieux concept d’un soi-disant « Sonderweg balkanique » marqué par la « conflictualité inhérente » (Mishkova, 2018 : 211), qui est arrivé à « obscurcir » le contexte même des guerres yougoslaves (Goldsworthy, 2002 : 31), la rhétorique balkaniste a été ressuscitée dans les années 90, dans l’absence de toute argumentation scientifique, par le truchement de la littérature de voyage, des essais politiques et des écrits journalistiques, y compris le « journalisme académique » (Todorova, 2009 : 192, 19). Même s’ils ont été contrebalancés par les études des historiens éminents tels Mark Mazower, Robert J. Donia, John V. A. Fine et Mark Biondich – qui avaient essayé de démanteler les stéréotypes balkanistes sans éluder les épisodes violents de l’histoire de la région, mais en démontrant toutefois que ces derniers s’inscrivaient dans une dynamique européenne, n’étant pas spécifiques aux Balkans (Mishkova, 2018: 211) –, ces médias avaient largement contribué à l’articulation d’un discours stigmatisant centré sur « la politisation des différences culturelles essentialisées » et complètement défavorable à toute tentative des acteurs régionaux de « créer une identité libérale, tolérante, plurielle » (Todorova, 2009 : 59). De plus, en réinventant certaines « frontières historiques ou culturelles préconçues », ce genre de discours cachait le danger de la construction d’« un nouveau ‘rideau de fer’ », dont Jacques Rupnik (2000 : 23) avertissait, dans le contexte de la préadhésion, lorsqu’il décrivait le contraste entre « l’histoire de succès » des transitions accomplies dans l’Europe Centrale et Orientale et les impasses engendrées par la « crise des ‘Balkans’ » (Todorova, 2004 : 8).

En contrepoids de ces perspectives, Maria Todorova montrait dans son analyse de 2004, tout en adoptant une position similaire à celles récemment exprimées par les spécialistes des études sur la mémoire – qui en décrivent la dynamique comme « un processus multiscalaire et multisitué opérant à travers des topographies irrégulières » (Rigney, 2022 : 164) –, l’inconsistance des notions de mémoire, mentalité et identité balcaniques (utilisées au singulier et au pluriel) : « One may very carefully speak of the existence of tentative Balkan identities (in the plural) as part of the multiple identifications of the separate Balkan national identities » (2004 : 9-10). Todorova y plaidait pour l’analyse de la diversité des Balkans tant au niveau intrarégional que par rapport à d’autres méso-régions de l’Europe (Mishkova et Trencsényi, 2017), à commencer par l’Occident, fréquemment perçu et retracé de la même manière essentialiste : « … this diversity should not be posited against a homogeneous, stable (West) European model, overlooking the multifariousness of this part of Europe too » (Todorova, 2004 : 17). En fait, comme toutes les autres nations du continent, celles des Balkans ont « imaginé » – dès le début du processus d’européanisation subséquent à la chute de l’Empire Ottoman, dont l’héritage historique reste définitoire pour l’expérience politique et culturelle de la région, quoique désavoué du point de vue des « orientalismes emboîtés » (Bakić-Hayden, 1995) – de multiples « Europes » :

…just as the discourse of Balkanism has helped to shape the self-understanding of Europe, so too have Balkan perceptions of Europe shaped local narratives of collective cultural and social identity. Various, contested meanings of Europe have become facets of modern national self-consciousness: the identities of nations are inscribed in the identities of Europe and identities of Europe are inscribed in the identities of nations […]. (Mishkova, 2008 : 239)

En étudiant ces « Europes », telles qu’elles se révèlent dans les « miroirs » des discours culturels médiatisés dans les pays des Balkans à partir du XVIIIe siècle, et en les comparant à ceux construits par d’autres sociétés européennes, Zoran Milutinović met également en exergue la convergence, facilitée par le dialogue interculturel, entre les perceptions nationales de « l’européanité » à l’intérieur des méso-régions souvent mises en contraste, ainsi que la coexistence des versions conflictuelles de l’Europe dans chaque espace national : « All these European constructions of Europe were also the Balkan constructions of Europe. » (2015 : 263) Comme montré par Diana Mishkova sur le terrain de l’histoire conceptuelle, les Europes des Balkans ne sauraient être dissociées des stratégies politiques et culturelles par le truchement desquelles les élites des Balkans ont tenté de contrebalancer « la conceptualisation asymétrique » de leur région dans le cadre de la dichotomie Est–Ouest, y compris la construction « des catégories (et des classifications) régionales subversives, ainsi que des modes alternatifs d’identification collective » (2018 : 3-4).

De toute façon, en laissant de côté l’impact des discourses balkanistes sur le processus de la réimagination des Balkans en tant qu’« [auto]espace culturel-historique » (Ibidem : 41-103) pendant les guerres yougoslaves et après, force est de constater que les changements qui sont survenus à partir de 1989/ 1991 au niveau des cultures historiques nationales dans l’entier espace central- et est-européen – et qui sont interconnectés en (post-)Yougoslavie tant avec les « évolutions politiques dramatiques des dernières années 80 » qu’avec le collapsus violent ultérieur (Sindbæk, 2012 : 225) – ont joué un rôle significatif dans la reconstruction non seulement des identités nationales, mais aussi des représentations de l’Europe. En effet, comme l’observe Klas-Göran Karlsson, ces changements se sont intensifiés durant le processus même de l’« européanisation culturelle » – « une troisième vague de l’intégration européenne », suivant celle économique et celle politique –, qui n’a débuté qu’à partir des années 90, dans le contexte de l’effondrement des régimes communistes de l’Est, et qui s’est développée simultanément avec le processus de la « nationalisation de l’histoire », soit l’un des catalyseurs principaux de la montée du populisme : 

In large parts of Europe, Europeanisation has gone hand in hand with a nationalisation of history. In the Balkan and Caucasian parts of Europe, history in extreme nationalist interpretations developed into a powerful weapon in ethno-territorial conflicts that accelerated the disintegration of the multi-national Soviet Union and Yugoslavia. […] As usual, the other side of the coin is political: all over Europe, representatives of nationalist and populist parties have capitalised on nationalisations of history. (2010 : 38, 39)

Dans ces circonstances, la consolidation du projet communautaire par les mécanismes de l’élargissement a exigé la mobilisation des politiques mémorielles de l’UE dans la construction d’« un sentiment collectif d’appartenance à l’Europe » (Milošević, 2023 : 593), qui a entraîné d’incessantes contre-réactions national(ist)es basées sur l’instrumentalisation des « mémoires réactives » (Mink et Neumayer, 2013 : 9-10). Ainsi, « the EU enlargement in the 2000s reactivated disagreements on the past by challenging and ultimately refuting the notion of EU identity defined on historical grounds. » (Milošević, 2023 : 593) Tout en donnant lieu à de vifs débats sur le terrain de l’historiographie, des sciences politiques et des études européennes, ces thèmes acquièrent une position centrale dans les études sur la mémoire, sur le fond du « tournant transculturel » qui miroite entre autres l’essor d’une « nouvelle communauté géopolitique » symboliquement fondée sur l’engagement public des nations dans le Vergangenheitsbewältigung – « une condition préalable » pour leur accès aux arènes politiques internationales, y compris l’UE et l’ONU (Bond, Craps et Vermeulen, 2017 : 4) –, et qui devient visible dans la « nouvelle vague » des recherches sur l’Europe Centrale et Orientale (Pakier et Wawrzyniak, 2015 : 12). En intégrant la conceptualisation des « mnémorégions » (Rigney, 2022) et de la « régionalisation mnémopolitique » (Koleva, 2022 : 39), ces études mettent en relief de multiples « constellations inter- et transnationales de la mémoire » ancrées dans des héritages ethniques, linguistiques, culturels et religieux hétéroclites, dans les expériences impériales (voir Kumar, 2022) et celles liées à la fondation des États-nations, dans la dynamique des migrations et l’articulation des identités diasporiques, ainsi que dans les expériences communistes (Lewis et Wawrzyniak, 2022 : 5). C’est ainsi qu’on assiste aujourd’hui à « un processus de diversification des régions mémorielles de l’Europe » : « …the field of European memory becomes […] hetero-centric, and within it, discrete mnemonic regions are formed. […] [T]his development is all-too-natural: even if based on shared universal values, this memory can hardly be monolithic and homogenizing. » (Koleva, 2022 : 44) Se concentrant tant sur la dynamique de la mémoire politique et culturelle institutionnalisée que sur la « multidirectionnalité » (Rothberg, 2009) de la mémoire sociale, modelées par de divers contextes historiques, les études récentes cartographient une Europe des contrastes, où la « topographie sociale multicouche, polyvalente, du passé » renvoie à des « cartes du temps » dissemblables, souvent conflictuelles (Zerubavel, 2003 : 110). Cette diversité des cultures mémorielles des « Europes de l’Europe » – sur les « cartes mentales » desquelles les « îles de consensus » sont fragiles, tout comme les convergences entre le cadre communautaire et les régimes mnémoniques nationaux (Trimçev et al., 2020 : 4, 9) – se révèle en particulier durant le processus d’élargissement :

With the EU enlargement and growing immigration to Europe from other continents, the proportions of and relations between various symbolic interests supported by particular historical narratives have changed significantly. Dominated by the ‘negative’ Holocaust memory, Europe is gradually becoming a hotpot of new rival historical narratives brought in by new agents of memory […]. (Pakier et Wawrzyniak, 2015 : 9)

Rappelons que « le processus d’européanisation des discours sur le passé » (Milošević, 2023 : 601) – comprenant une « conditionnalité normative » basée sur le « principe de réconciliation », qui définit « le nouveau cadre géopolitique [européen] » et qui est incorporée dans la politique de l’élargissement de l’UE –, a créé un espace favorable au remodelage des narrations identitaires nationales par la mobilisation des « stratégies d’historicisation » spécifiques dans les « jeux [politiques] de la mémoire » (Mink et Neumayer, 2013 : 6, 12). Une telle reconfiguration des régimes mnémoniques – les « blocs de pierre du champ officiel de la mémoire (collective et historique) » (Bernhard et Kubik, 2014 : 4) – dans tous les pays postcommunistes, « de la Baltique aux Balkans » a supposé la focalisation sur l’une des conséquences majeures des expériences totalitaires ou autoritaires subséquentes à la seconde guerre mondiale : la « continuité interrompue de l’État-nation » (Milošević, 2023 : 600). Évidemment, les paysages mémoriels fragmentés de l’ancienne Yougoslavie – où la révision de l’historiographie communiste, l’accent mis sur la « thématisation du génocide dans l’histoire de la seconde guerre mondiale » instrumentalisée d’une manière politique-idéologique (Sindbæk, 2012 : 225), avait débuté au cours de la décennie antérieure – révèle, en contraste avec ceux de l’ancien bloc soviétique, « une couche supplémentaire de politiques mémorielles liées aux conflits des années 90 » (Pavlaković, 2020 : 11). Exploité dans les politiques nationales actuelles, ce « gisement mémoriel » additionnel (Mink, 2008 : 479) continue de nourrir des « guerres culturelles », c’est-à-dire des « guerres de mémoire » (Müller, 2004 : 17).

       De toute façon, au-delà des contextes post-yougoslaves, les pays de l’Est qui sont « revenus à l’Europe » après 1989/ 1991 ont revendiqué – à travers le processus de « réaffirmation des identités et des histoires nationales » – la légitimité de leurs propres interprétations de l’histoire du continent, convergentes avec leurs approches national(ist)es des mémoires du communisme (Milošević, 2023 : 600). Ainsi, en priorisant les politiques identitaires nationales, ces versions de l’histoire de l’Europe ont montré dès le début certaines « dissonances », en contrepoids des narrations qui thématisent « l’héritage, l’histoire et la mémoire européens », mobilisées au niveau de l’UE afin de promouvoir les « politiques de l’appartenance » en tant que pylônes des politiques de l’intégration (Lähdesmäki, 2019 : 31) : « The EU in this context provides a formidable forum for national political actors who make ample use of the additional EU arena to push forward their claims. » (Sierp, 2023 : 88) Par conséquent, les mémoires de l’Europe sont devenues « un objet de la politisation » simultanément avec l’intensification des actions dans la sphère des politiques historiques et mnémoniques tant dans les arènes institutionnelles de l’UE que dans celles nationales : « While the mid 2000s saw the revival of discourses on the past that have centred around competition in victimhood, true ‘memory wars’ were ignited by the proliferation of memory laws at both national and EU level. » (Milošević, 2023 : 601, 605) Il mérite d’être rappelé que, dans l’intervalle entre la seconde étape de la réunification de l’Europe, quand la Roumanie et la Bulgarie intègrent l’UE (2007), et l’adoption dans le Parlement Européen de la résolution visant la Conscience européenne et [le] totalitarisme (2009), le continent est confronté aux « guerres mémorielles » les plus agressives, menées par la Fédération Russe contre ses voisins et en particulier contre l’Ukraine et les États baltes, accusés par l’ancien hégémon du bloc soviétique de l’implementation de prétendues « politiques historiques ‘incorrectes’ ». Plus que cela, « this was precisely the period that saw the resurgence of Russian cultural and ethnic irredentism. Ethnic Russian nationalism, officially unwelcomed inside the country, became an important element of external strategy. » (Kasianov, 2022 : 80)

Et c’est également la période où les engagements dans la promotion de l’héritage culturel européen et des valeurs partagées ancrées dans des expériences historiques significatives à l’échelle communautaire, censés inspirer des sentiments d’appartenance, gagnent du terrain conjointement avec l’essor, dans les arènes institutionnelles de l’UE, des politiques et des initiatives mémorielles déployées en convergence avec celles coordonnées par le Conseil de l’Europe. L’une des illustrations de succès de ces actions, censées encourager le dialogue interculturel et soutenir tant la diversité culturelle que le développement économique et la stabilité dans les Balkans occidentaux, a été le projet « Ljubljana Process: Rehabilitating our Common Heritage », cofinancé par le Conseil de l’Europe et l’UE, qui s’est concrétisé dans la restauration de divers lieux de mémoire dans l’espace post-yougoslave et en Albanie. Ce genre de projets reflète les efforts menés non seulement dans le but de renforcer « la coopération liée à l’héritage », mais aussi pour la réconciliation des « conflits et des dissonances entre différents groupes [situés] en dehors des frontières de l’UE » (Lähdesmäki, 2019 : 35, 41). Cependant, la persistance des controverses sur la mémoire à l’intérieur de l’UE et dans son voisinage – les Balkans occidentaux, mais aussi la « périphérie » culturelle-idéologique (Trimçev et al., 2020 : 12-14) où l’on placera de manière symbolique la Turquie dès la fin des années 2000, soit la période où certaines de ses élites politiques ont commencé à instrumentaliser « l’islamisme dans les politiques intérieures et le néo-ottomanisme dans la politique externe » (Kaya et Tecmen, 2020 : 87) – a démontré que les narrations identitaires dissonantes modelées par les perspectives nationalistes ne peuvent pas être réconciliées, ni harmonisées dans l’absence d’un multiperspectivisme promu par de nombreuses études historiographiques et politiques à partir de cette période. Ainsi, il est important de mentionner l’« agenda transnational » tracé par Konrad Jarausch et Thomas Lindenberger dans l’introduction du volume intitulé Conflicted Memories: Europeanizing Contemporary Histories, qu’ils ont coédité et publié l’année même de la seconde étape de l’élargissement. En ce moment-là, le monde entier était déjà « hanté » par le « spectre » du populisme (Krastev, 2007) dont l’avatar – en tant que forme de la politique identitaire « anti-pluraliste » (Müller, 2016) – à l’intérieur de l’UE a été l’« illibéralisme démocratique » qui a engendré un « dilemme centre-européen » (Krastev, 2007). En explorant le potentiel et les limites de l’européanisation dans ce contexte particulier, les deux historiens ont mis en exergue la nécessité de reconnaître la « pluralité » des histoires contemporaines, qui ne sauraient plus être abordées exclusivement du point de vue du nationalisme méthodologique, souvent basé sur des « théories essentialistes » : 

In order to establish a ‘common memory culture,’ contemporary historians should switch their focus from the nation to bi-, tri-, and multinational points of reference. […] The aim of ‘European contemporary history’ should not be a hasty harmonization but a critical acknowledgement of past differences, balanced by an appreciation of common ground. (Jarausch et Lindenberger, 2011 [2007] : 9, 11, 16, 17)

Dans un recueil collectif similaire paru trois ans plus tard – et focalisé sur les possibilités de construire une culture mémorielle commune, vu la prolifération des « histoires contestées », ainsi que la fragilité des narrations mobilisées pour soutenir l’intégration européenne (Kaiser et McMahon, 2017 : 151) –, Jan-Werner Müller reprenait, dans les perspectives conjuguées de l’historiographie, des études sur la mémoire et des sciences politiques, son analyse des mémoires collectives européennes en même temps fragmentées et emberlificotées, qu’il avait examinées au début des années 2000, y compris dans leurs hypostases tragiques révélées sur le territoire de l’ancienne Yougoslavie (2004 : 11, 17). En réfléchissant en 2010 aux conditions d’existence d’« une mémoire européenne autocritique », l’historien des idées politiques plaidait pour « un processus d’ouverture mutuelle et de confrontation civilisée des mémoires collectives », fondé sur la « volonté politique de gérer le passé d’une manière critique », qu’il voyait comme « un baromètre pour la qualité libérale-démocratique d’une culture politique » : « …this process should not unfold simply along national lines but should take account of Europe’s histoires (et mémoires) croisées […]. » (2010 : 26) Cependant, une décennie après, Ruth Wodak avertissait des effets dangereux de la « renationalisation de l’Europe » – sur le fond de la mondialisation du populisme et de l’immense polarisation entre les « eurosceptiques » et les « europhiles » – par le truchement des mêmes « jeux de mémoire » :    

Overall, the new renationalizing policies and ideologies across Europe and beyond entail an intentional, strategic, and urgent search for new narratives of the past, present, and future, resulting in new commemorative practices, new lieux de mémoire, and – frequently – in shifting blame and guilt, in the challenging and redefining of accepted historical facts, in destroying elements of the hegemonic post-war consensus, and reviving fantasies of past power and control. (Wodak, 2020: 282, 281; voir aussi McMahon et Kaiser, 2022)

Certes, les Balkans restent une partie intégrante de ces cartes mnémoniques multidimensionnelles, compliquées davantage par le « dilemme centre-européen » persistant, hormis les mutations positives survenues en 2023 en Pologne, par les défis associés à la prétendue « incompatibilité culturelle » de la Turquie (Trimçev et al., 2020 : 14), mais aussi par les tensions alimentées dans l’espace post-yougoslave sur le fond de la « nationalisation de l’histoire » (Trošt et David, 2021). Dans ce dernier cas, étant donné la persistance des « guerres de mémoire », le processus d’européanisation a été constamment instrumentalisé dans le but de légitimer des projets nationalistes, tandis que les standards mnémoniques européens ont été adoptés d’une façon « sélective et tactique » : « Politics of memory is thus used not only to foster EU identity and endorse so-called EU values but also to support nation- and state-building agendas. » (Milošević et Trošt, 2021 : 5, 6) La continuité des strategies mnémoniques liées aux « mémoires compétitrices » (Rothberg, 2009 : 5) dans les Balkans occidentaux est certainement conditionnée par des paysages politiques particuliers. Ces derniers révèlent, comme observé par Florian Bieber dans une étude publiée en 2018, quelques « patterns de l’autoritarisme compétitif » dans le fonctionnement de certains régimes nationalistes post-yougoslaves, qui sont toutefois « structurellement différents de ceux des années 90 » (2018 : 337).

Sans avoir expérimenté de tragédies comme celle qui a déclenché la « crise des ‘Balkans’ » des années 90, les autres sociétés des « Europes de l’Europe » continuent de se confronter aux « spectres » d’« un passé qui ne passe pas » (Rousso, 1994), matérialisés en 2022 dans le retour de la guerre sur le continent. En explorant, l’année suivante, le présent européen qui semblait « déjà vu, déjà entendu », Mitja Velikonja décrivait les Balkans – dans un « Festschrift pour Maria Todorova » – comme l’avant-garde tragique de l’Europe » : « …from the beginning of the modern era, […] Europe promoted itself as the avant-garde of the Balkans, its shining idol. Only in the last thirty years or so, in a kind of dialectical turn, did the Balkans apparently take the lead, becoming the avant-garde of contemporary Europe, its tragic anticipation. » (2023 : 132) Moins de deux ans après la publication du volume cité, intitulé Re-Imagining the Balkans: How to Think and Teach a Region, les « Europes de l’Europe », y compris les Balkans, tout comme le monde entier, ont déjà assisté à de nouveaux « tournants » spectaculaires sur le plan politique, social et culturel. À présent, une génération après la tragédie yougoslave, en pleine préparation de la troisième vague de l’élargissement – compris comme un « impératif stratégique » (Vejvoda, 2024) dans le contexte tant de la tragédie de l’Ukraine que des mobilisations à une échelle sans précedent des sociétés civiles en Serbie, Georgie et Slovaquie –, il n’est plus nécessaire de rappeler, cependant, comme l’a dû faire Maria Todorova dans les années 90, afin de contrecarrer ce qu’elle a justement perçu comme le danger d’une nouvelle « ghettoïsation », que « les Balkans sont l’Europe, sont partie intégrante de l’Europe » (2009 : 17, nos italiques).

En accord avec cette perspective, les éditeurs du second numéro de la revue EUrope : cultures, mémoires, identités/ EUrope: cultures, memories, identities invitent les spécialistes en différents champs disciplinaires – études balkaniques, études européennes, études régionales, études sur la mémoire et l’héritage, études culturelles, études littéraires, études sur les médias, études de la diaspora et la migration, études de la paix et des conflits, études ethniques, historiographie, histoire culturelle et politique, géographie culturelle et politique, relations internationales, sociologie, sciences politiques, philosophie etc. – à réfléchir au thème de la « (ré)imagination » des relations entre les Balkans et les « Europes de l’Europe » dans le contexte de l’élargissement subséquent à la guerre froide, avec un accent particulier sur la dynamique mémorielle et les (auto)représentations culturelles-identitaires spécifiques à l’étape actuelle de la consolidation du projet communautaire. Les auteurs pourraient envisager les axes thématiques suivants (sans s’y limiter) :  

  • Balkanisme et balkanisation dans les discours politiques et culturels européens, depuis les guerres yougoslaves jusqu’à nos jours
  • Les Balkans dans le contexte de la « régionalisation mnemopolitique » de l’Europe
  • « Héritages historiques » et « dissonances mnemoniques » dans les Balkans après 1989/ 1991
  • « Jeux de mémoire »/ « guerres de mémoire » dans les Balkans dans le contexte de l’européanisation culturelle, dès années 90 jusqu’à présent : perspectives national(ist)es et transnationales
  • « Mémoires compétititrices », « cartes du temps » et « politiques de l’apartenance » dans les « Europes de l’Europe » et leurs voisinages après la fin de la guerre froide
  • La Yougoslavie dans les mémoires politiques et culturelles des « Europes de l’Europe »
  • La Yougoslavie dans les cultures mémorielles des Balkans occidentaux : lieux de mémoire, textes culturels, art et représentations littéraires
  • Mémoires fragmentées dans les imaginaires culturels de la diaspora post-yougoslave
  • Géographies symboliques et représentations identitaires de l’Europe dans les Balkans après la fin de la guerre froide
  • Géographies symboliques et représentations identitaires des Balkans dans les « Europes de l’Europe » : depuis la tragédie yougoslave jusqu’à nos jours
  • Imaginaires politiques et culturels de l’Europe et de l’européanisation dans les cultures mémorielles des Balkans occidentaux : 2000–2025
  • « Orientalismes emboîtés » dans les Balkans occidentaux : depuis la « crise des ‘Balkans’ » des années 90 jusqu’à présent
  • (Ré)imaginer les Balkans à travers les discours politiques et culturels européens, dans le contexte des deux premières étapes de l’élargissement de l’UE d’après la guerre froide
  • Dynamiques des mémoires collectives européennes dans l’étape actuelle de l’élargissement de l’UE
  • (Ré)imaginer l’Europe et les Balkans sur le fond de la montée du populisme néo-nationaliste.

Dates butoir :

  • L’envoi des résumés (150 mots environ, en français et en anglais), accompagnés de 5 mots-clés (en français et en anglais) et d’une brève notice bio-bibliographique (150 mots environ, en français ou en anglais), qui inclura l’institution de rattachement et le titre scientifique de l’auteur : 25 avril 2025.
  • La notification des auteurs quant à l’acceptation/ le rejet des propositions : 9 mai 2025.
  • L’envoi des propositions d’articles in extenso (6000–8000 mots, bibliographie, résumé, mots-clés, notes et espaces compris), en français ou en anglais : 14 juillet 2025.
  • La notification des auteurs quant à l’acceptation/ le rejet des articles (après le processus de peer review), accompagnée, en cas d’acceptation, d’éventuelles recommandations de révision : 30 septembre 2025.
  • L’envoi des versions finales des articles : 1er novembre 2025.
  • La publication du second numéro de la revue est prévue pour décembre 2025.

Responsable : Alina Iorga (rédacteur en chef de la revue)

Alina.Iorga@ugal.ro  

alina.iorga1977@gmail.com

 

Ouvrages cités/ Works cited

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Bieber, Florian (2018), “Patterns of competitive authoritarianism in the Western Balkans” in East European Politics, no. 34 (3): 337-354.

Bond, Lucy, Craps, Stef & Vermeulen, Pieter (2017), “Introduction. Memory on the Move”, in Bond, Lucy, Craps, Stef & Vermeulen, Pieter (eds.), Memory unbound: tracing the dynamics of memory studies, New York & Oxford: Berghahn Books, 1-26.

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